« Nous ferons cavalière seule. Laisserons dans notre sillage une poussière cinglante, mémoire de terre sèche et craquelée. »

Ils n’ont pas de nom, ces enfants nés sur la ferme de leurs parents, dans un paysage vaste, déployé, sans commencement ni fin. Ils sont, filles et garçon, « de la même peau ». Autosuffisants. Sans amis. Seuls – avec un père et une mère impitoyables. Dressés pour obéir, pour endurer, ils partagent le même fonds obscur, la même « fierté de souffrir ».

Pendant que le frère fait des anges dans la gravelle, les filles, les unes après les autres, partent à la ville. Mais elles restent, malgré elles, enchaînées aux terres plates et râpeuses, reliées par les nerfs, par les fils électriques, à la colère qui crépite.

 PRÉSENTATION

Dans une langue d’une âpre beauté, d’une clarté saisissante, Audrey Lemieux donne à ce portrait de famille des couleurs tragiques et fabuleuses.


EXTRAIT

Le premier coup est parti tout seul. Réflexe. C’est tout ce que je peux dire, et ce n’est pas pour me défendre. Elle m’a adressé un mot de trop, un mot qui m’insupporte. Elle avait le regard narquois et la bouche moqueuse, mais c’est le mot qui a tout déclenché. Avant de plier sous le choc, elle a crié de douleur, déchiré le feutre silencieux et gris qui nous isolait les uns des autres. Et moi, enragée, je me suis jetée sur elle, j’ai multiplié les coups, j’ai voulu qu’elle ravale le fil de sa parole, qu’elle s’étouffe avec sa bave malade et insidieuse, qu’il lui reste pour ultime profération le chant des bulles et des gargouillis. Autour de nous, les murmures s’excitaient – pour mieux voir, les collègues s’étaient agglutinés le long de mon espace de travail ; quelques-uns, hissés sur la pointe des pieds, regardaient la scène par-dessus les panneaux séparateurs. Un porte-documents est tombé d’on ne sait où, des feuilles se sont mises à voleter, à tournoyer au-dessus de nos têtes, je les entendais bruire, et j’ai pensé qu’elles finiraient par se poser sur elle, par la recouvrir, voracité des becs. L’élan ou la force m’a alors manqué, mes gestes se sont appesantis, je me suis arrêtée, me suis relevée. On la regardait, elle, recroquevillée sur le plancher, et on me dévisageait, moi, le monstre. Qu’avais-je fait au beau visage ? C’était à présent un masque bariolé de traits rouges et noirs, un affreux masque tordu sans retenue par la peur. Masque sacrificiel. Norma. Des portes ont claqué. Les rumeurs se sont amplifiées – gloussements, toussotements, froissement d’étoffes synthétiques. Un gardien de sécurité s’est frayé un chemin, m’a fait signe de rassembler mes affaires ; je me suis frictionné distraitement le poignet. Il a répété l’instruction, j’ai fait mine de comprendre, j’ai pris mon sac et je suis sortie.
— Rudesse, Audrey Lemieux

PRESSE

À chaque page, l’imaginaire de l’écrivaine se déploie dans une poésie du geste qui rejette l’oisiveté. Toute action est dictée par la mécanique d’un corps ayant appris à apaiser sa pensée par la routine. Dans cette répétition s’esquisse une tragédie jamais revendiquée comme telle, celle du désamour, de n’être qu’un numéro, qu’une bête de somme, obligée « de creuser des sillons inutiles que personne ne peut voir ». Efficace et poignant.

— Anne-Frédérique Hébert-Dolbec, Le Devoir

AUDREY LEMIEUX

Née à Beauharnois en 1984, Audrey Lemieux partage son temps entre l’écriture et l’enseignement. Rudesse est le troisième livre qu’elle publie, après Isidoro (2010) et L’ossuaire (2017).

Photo : Guillaume Larray.

Roman / Collection « La petite blanche » / Prix indicatif : 15,95 $

128 pages environ / 10,8 x 17,7 cm / 978-2-7609-4928-7

En librairie le 23 août 2023

Également disponible au format numérique - ePub