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Les treize nouvelles qui composent Peau de phoque sont remarquables de concision et d'intensité. Résolument situées dans le contexte d’une nature parfois impitoyable mais toujours décrite avec majesté, les histoires que raconte Tyler Keevil ont pour protagonistes des gens imparfaits, marqués par la vie, le travail, et les espoirs souvent perdus, avec en rappel constant le désir d’un lendemain, d’un ailleurs, d’une existence vraie. Loin d’utiliser ses personnages comme archétypes, Keevil joue plutôt dans les nuances qui les rendent si humains en restant attentif aux détails essentiels.

L’employé d’une station de ski prend sa revanche sur un père violent ; le commis d’un vidéoclub noue une relation subtile avec une cliente pour le moins particulière ; un père endeuillé prend un auto-stoppeur au bagage extrêmement perturbant ; et dans la nouvelle-titre, c’est le caractère presque chamanique d’une peau de phoque qui aide le personnage principal à ne pas perdre une fois pour toutes la raison.

 

ENTREVUE


Pouvez-vous brièvement vous présenter à vos lecteurs francophones ?

J’aimerais avant toute chose dire à quel point je suis enthousiasmé par la sortie de ce recueil en traduction française chez Leméac dans la collection Les Allusifs. 

Je suis donc un auteur canadien, originaire d’Edmonton, et j’ai grandi à Vancouver. Dans la mi-vingtaine, je suis parti m’installer au pays de Galles où je vis désormais avec ma famille. C’est un endroit formidable et bien que le Canada me manque, je m’y sens chez moi : il m’arrive souvent de plaisanter au sujet des similitudes entre les deux pays. Au Canada, nous avons les pancakes, tandis qu’ici ce sont les Welsh cakes; le hockey est aux Canadiens ce que le rugby est aux Gallois; il s’agit de deux pays bilingues, chacun situé à côté d’un voisin plus puissant et volontiers impérialiste. La plupart des Gallois sont des gens modestes, amicaux et terre-à-terre. J’essaie d’apprendre le gallois, mais je dois avouer que mes jeunes enfants m’ont déjà dépassé dans ce domaine : tous deux étudient dans une école galloise et leur mère le parle couramment, ce qui m’exclut un peu de certains échanges familiaux. Cela dit ils s’en accommodent, et je les emmène avec moi à Vancouver aussi souvent que possible car un lien très fort me rattache toujours à cette ville où vivent toujours mes amis et ma famille. J’aurais dû faire le voyage cet été mais j’ai été contraint de le remettre à 2021 compte tenu de la situation actuelle. 

Comment êtes-vous devenu écrivain ?

C’est lié de plusieurs façons à mon départ au pays de Galles. J’ai toujours eu une grande énergie créative et un intérêt à raconter des histoires, mais à Vancouver, vers la fin de l’adolescence et au début de la vingtaine, je me suis davantage tourné vers la scénarisation et le cinéma. Beaucoup de gens à Vancouver aspirent à devenir réalisateur. Avec un petit groupe d’amis nous avons réalisé quelques courts métrages et nous avons eu beaucoup de plaisir à le faire. Mon frère a étudié en cinéma à Concordia et je suis venu à Montréal plusieurs fois pour lui donner un coup de main sur certains de ses tournages. Plusieurs personnes parmi ces gens, dont mon frère, ont par la suite poursuivi leur carrière dans l’industrie cinématographique.

            En partant au pays de Galles, je me suis retiré de ce milieu et mon élan créateur s’est de plus en plus concentré sur l’écriture qui pour moi avait toujours été une passion. Naomi, ma petite amie de l’époque qui est désormais mon épouse, travaillait auprès d’une troupe de théâtre communautaire, Theatr Powys, et cela a été une véritable source d’inspiration pour moi. Je partais souvent en tournée avec eux en tant que machiniste, et leur engagement – envers leur art, leur public, leur communauté – m’a énormément motivé. Quand je ne les accompagnais pas, j’étais habituellement coincé dans les moisissures de notre studio qui n’a d’ailleurs pas tardé à être condamné. De six à dix heures le matin, je nettoyais des toilettes et je n’avais plus grand-chose à faire ensuite en attendant que Naomi revienne des répétitions; je me suis donc mis sérieusement à écrire. Il a fallu un certain temps, mais j’ai proposé des nouvelles ici et là et j’ai suscité plusieurs réponses positives dont certaines ont été déterminantes. J’ai vendu mes deux premiers textes à la New Welsh Review et à On Spec: The Canadian Magazine of the Fantastic (la nouvelle intitulée The Masque of the Red Clown, a plus tard été choisie pour faire partie d’un échange entre On Spec et Solaris, magazine basé à Longueuil au Québec; il s’agit donc de la première traduction en français d’un de mes textes). Ces deux premières parutions ont grandement dopé ma confiance en soi. Peu de temps après, j’ai remporté le concours de nouvelles du Frome Festival en Angleterre avec mon texte intitulé L’épouvantail, qu’on retrouve d’ailleurs dans Peau de phoque. Cela m’a donné l’élan nécessaire, et une partie du prix consistait en une critique de la part d’un agent qui m’a demandé si je travaillais sur quelque chose de plus long. Ce n’était pas le cas, mais l’idée s’est mise à germer dans mon esprit. Après quelques faux départs, j’ai fini par trouver la voie qui m’a conduit à écrire mon premier roman, Fireball, que j’ai soumis à l’éditeur gallois Parthian qui l’a publié, tout comme il a par la suite publié l’édition britannique de Peau de phoque. Ma carrière jusqu’ici a bénéficié d’un soutien formidable de la part de l’industrie galloise de l’édition – la sélection au Wales Book of the Year notamment – et je leur en serai toujours reconnaissant.  

Photo : Naomi Keevil.

Photo : Naomi Keevil.

Vous avez occupé toute sorte d’emplois divers : vous avez planté des arbres dans le nord de la Colombie-Britannique, vous avez été matelot de pont sur une barge glacière… À quel point ces expériences ont-elles influencé votre écriture ? 

Elles ont été déterminantes; j’irai jusqu’à dire que leur importance va au-delà de l’influence. Peau de phoque n’existerait pas si je n’avais pas occupé ces emplois et vécu ces expériences. Je suis toujours prompt à faire remarquer le caractère fictionnel de ces nouvelles, mais comme tant d’écrivains, je puise dans ce qui m’est familier. L’expérience fournit le contexte, l’ambiance, l’authenticité, et certaines des idées clés et des péripéties du récit. Je pars de ce matériau brut pour mouler et sculpter une histoire, en tendant vers l’insaisissable illumination. Je revois aujourd’hui cette époque avec émerveillement mais aussi avec nostalgie. Je n’ai pas toujours été à ma place et je ne me suis pas toujours senti à l’aise dans certains de ces environnements, et on le ressent à la lecture de ces nouvelles. Ce sont ces frictions qui donnent lieu au conflit et au drame, avec parfois pour résultat un côté sombre et des conséquences sévères, comme dans Peau de phoque, la nouvelle elle-même. D’autres fois, c’est plus subtil et ambigu. Les trois textes qui ont la barge pour toile de fond par exemple (PiègesFerraille et Scalpé), ont clairement un aspect élégiaque et reflètent bien, j’ose l’espérer, les liens forts qui m’attachaient à cette vie et aux gens représentés par les personnages de Roger et Doreen.

            Le recueil s’achève quand le narrateur s’apprête à tout quitter pour s’installer au pays de Galles. Ironiquement, j’ai fini par occuper ici une autre série d’emplois divers; en plus de la troupe Theatr Powys et un emploi dans une station-service, et avant d’enseigner à l’université, j’ai travaillé dans des usines, des unités industrielles, des boulangeries et des bistros. Certaines de mes nouvelles plus récentes sont écrites à partir de ces souvenirs. Elles formeront peut-être le prochain recueil.


Le Writers’ Trust of Canada / McClelland & Stewart Journey Prize que vous avez obtenu pour Peau de phoque a-t-il changé beaucoup de chose dans votre vie, tant au niveau personnel qu’en tant qu’écrivain ?

Ça a signifié beaucoup pour moi, et ça a été très important. J’ai remporté d’autres prix littéraires, mais le Journey Prize ressort comme un moment marquant. Ce dont je me souviens le plus est ce qu’on ressent en vivant cette expérience. Je serai bien sur toujours redevable à Ernest Hekkanen, qui dirigeait la New Orphic Review (qui a depuis malheureusement cessé de paraître) d’avoir sélectionné Peau de phoque. Puis se retrouver parmi les finalistes lorsque la liste est dévoilée vous met au comble de l’excitation. J’ai pris l’avion depuis le pays de Galles; l’organisation logeait tous les candidats sélectionnés dans ce que ma femme appellerait un hôtel « chic ». Ma mère était venue de Colombie-Britannique pour assister à la cérémonie. Je crois qu’elle croyait plus en moi que moi-même : on ne vous communique pas d’avance le résultat, alors sortir vainqueur a été une vraie surprise. Quelqu’un m’a par la suite demandé en plaisantant si j’avais répété mon allocution « Je-ne-m’attendais-pas-à-ça », mais je l’ai faite de manière tout à fait honnête et impromptue. Puis – rattrapé par la vie – il fallait que le lendemain je quitte le bel hôtel, mais j’avais prévu de rester quelques nuits de plus à Toronto, j’ai donc posé mes valises quelques pâtés de maison plus loin au Rex Jazz &  Blues Bar. L’hôtel de luxe avait été impressionnant, mais je me sentais bien plus à l’aise dans ma petite chambre au Rex. Le soir, je descendais au bar écouter les musiciens jouer et boire simplement la bière en fût qu’ils proposaient et je me sentais l’âme d’un écrivain. 

            En ce qui a trait à ma carrière, le prix a suscité beaucoup d’attention et d’intérêt pour mon travail et a servi d’outil de promotion au recueil au Royaume-Uni. Il a aussi contribué à établir le contact avec Scott Steedman de Locarno Press, l’éditeur canadien-anglais de Peau de phoque et par extension avec Jean-Marie Jot, l’éditeur chez Leméac.  Je suis à la fois enthousiaste et reconnaissant que ces nouvelles rejoignent désormais un public plus large au Canada. Ça compte énormément pour moi.

 

 EXTRAIT

« La peau du phoque était toujours sur le pont. Il la ramassa, la tint à bout de bras, l’examina. C’était une peau entière. Ils avaient fendu le ventre du phoque et l’avaient ouvert jusqu’à la gorge, sans abîmer le dos. Le scalp aussi était intact, avec les trous vides à l’endroit des yeux et les lambeaux de part et d’autre qui avaient dû recouvrir la mâchoire. Il retourna la peau et la posa sur ses épaules, le scalp sur sa propre tête, la queue pendant derrière. Elle lui descendait jusque sous les genoux. Il retira les mains et se rendit compte que la peau restait en place, qu’il pouvait s’en vêtir sans avoir à la retenir. Sur son dos, il la sentait résistante, réconfortante, comme une armure. Il s’imagina être un Inuit ou un Bochiman, habitant la peau de son animal totémique. Vêtu de la sorte, il se posta à la proue, une jambe sur le pont, l’autre relevée, pied sur le plat-bord, sur laquelle il s’appuya le coude pour prendre la posture du Penseur. Il regarda le littoral du centre-ville et put à peine discerner le chantier qu’il avait laissé derrière lui. Pas le moindre signe d’un bateau lancé à sa poursuite, il se dit qu’ils avaient dû décider de ne pas le suivre, mais de plutôt attendre qu’il rentre.
« Mais je ne rentrerai pas », dit-il.
Cela faisait du bien de dire les mots à haute voix. Après qu’il l’eut fait, comme s’il se fut agi d’une réponse il entendit un son étrange, sourd, un peu semblable à un aboiement de chien. Il regarda aux alentours. D’abord il ne vit rien et pensa qu’il avait dû l’imaginer. Puis, sur tribord, il repéra une tête, petite et renflée. Elle émit à nouveau ce son inimitable presque canin, et il lui répondit de la même manière – ou du moins, il l’imita de son mieux. Le phoque resta silencieux. Il semblait contempler Liam avec scepticisme, comme s’il sentait qu’il s’agissait là d’un imposteur, mais n’en était pas tout à fait certain.
Et le moment s’évanouit. Le phoque cessa de s’intéresser à lui, plongea sous les vagues et ne reparut pas. Liam retourna à la barre et remit le moteur en marche. Plutôt que de faire demi-tour et de mettre le cap sur le chantier, il continua de se diriger vers la Côte-Nord, vers chez lui, avec rien d’autre sur le dos que sa cape en peau de phoque. Il se sentait loin de tout. Solitaire. Et intouchable. »
 

PRESSE


Peau de phoque est un livre époustouflant, simple et sans fioritures, mais tout d'énergie contenue. Dotés d’une structure narrative solide et progressant au fil d’un rythme implacable, ces récits explorent avec intensité et une approche revisitée des thèmes familiers tels que l’aliénation, la relation à la nature, les rites de passage et la perte de l'innocence. En combinant l’art de la description percutante et celui de la fine analyse psychologique, Keevil construit magistralement des scènes à la fois violentes et subtiles et réussit le rare exploit d’offrir au lecteur des récits campés dans un univers masculin brutal où règnent pourtant émotion et passion.

— Jury du Prix Writers’ Trust McClelland & Stewart Journey


Récits envoutants portés par une écriture minutieuse, cinématographique. On imagine pleinement les paysages, océan et montagne, les actions humaines, se déroulant sur un écran autre que celui de notre imaginaire. […] La civilisation nous fait oublier que dans des quelques parts souvent ignorés, se trament des fictions admirables qu'il faut lire avec la ferveur de ceux qui se suffisent d'un monde différent, et y restent. 

Nouvelles superbement traduites de l'anglais par René-Daniel Dubois.

★★★1/2

— Dominique Blondeau, Ma page littéraire


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TYLER KEEVIL

Sous la surface, d'un calme trompeur, les passions se déchaînent. Avec ces récits, Tyler Keevil s’inscrit dans la lignée des Raymond Carver, Thomas McGuane, Chris Offutt ou David Vann.

Originaire d’Edmonton, Tyler Keevil a grandi à Vancouver et vit désormais au pays de Galles où il enseigne à l'université de Cardiff. On lui doit à ce jour trois romans et de nombreuses nouvelles parmi lesquelles Peau de phoque, qui donne son titre à ce recueil, et dont la version anglaise a été récompensée par le Prix Writers’ Trust McClelland & Stewart Journey. Il s’agit du premier livre de l’auteur à paraître en français.

Photo : Naomi Keevil.

Nouvelles / Traduites de l’anglais (Canada) par René-Daniel Dubois

Prix indicatif : 24,95 $

264 pages environ / 12 x 20 cm / ISBN : 978-2-9236-8268-6

En librairie le 23 septembre 2020

Également disponible au format numérique - ePub