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Osip se refuse à sa nièce. Il ne lui montrera pas comment faire le sexe des humains, même s’il ne voit pas trop qui pourra le lui enseigner sur le rocher qu’ils habitent avec le reste du clan, à huit heures de marche du village le plus proche. Il n’a pas pitié de Mie, elle n’existe pas pour lui. Elle appartient à cette plage qu’il observe depuis la plateforme du phare où il passe ses journées. Seuls l’intéressent les bateaux étrangers dont il note les passages, et la femme de l’aîné. Celle-là tranche avec le reste du tableau : elle n’a ni la pudeur de la Vieille, ni les manières des femmes qu’il a croisées naguère à Seiche. Son frère l’a engrossée dès son arrivée à Sitjaq, mais qui s’en soucie ? Sur ce bout de terre rocailleux, les bêtes sont à qui les prend.

 

 EXTRAIT

Le corps: ce n’est pas arrivé d’un coup.
D’abord, les mamelons plats sont devenus roses puis ils ont sailli, la peau tirée de toutes parts – comme les autres membres d’ailleurs, tendus, allongés jusqu’à ce que cela compose une masse étrange, bras et jambes disproportionnés, rondeurs aléatoires, sur les fesses, un peu, et les joues, et les épaules, sur le pubis enflé très vite, comme si de la graisse s’y était lovée : nouvelle montagne molle, lentement couverte d’une végétation dense, un poil pour commencer, puis dix, puis trente, noirs, drus, différents de la chevelure filasse et du duvet blond blanc des cuisses.
Mie sait que ce n’est pas fini non plus. Ses seins sont des bourgeons gras, mais ils ne ressemblent ni aux pivoines exubérantes qui flétrissent sur le tronc de la Vieille ni aux petits dahlias plantés sous la gorge de Noé. Elle s’imagine un buste entre celui de la grand-mère et celui de la mère, abondant mais ferme. Elle en projette l’image sans arriver à en concevoir le poids, la forme, la façon dont les mouvements changent quand la poitrine obstrue le torse.
Toujours, elle a emprunté le corps des bêtes – oiseaux et poissons, mammifères, insectes minuscules. Elle peut sentir les courants chauds et froids sous les ailes des cormorans, le travail de l’eau dans les branchies des requins; ses doigts et ses orteils devinent le relief des pierres sous les coussinets des renards, mais en dehors des animaux, elle ne marche pas très bien, nage à peine mieux. Ses pieds butent contre les obstacles; elle avance, les bras ouverts chaque côté d’elle : deux branches tendues pour garder le balan. Dix, quinze fois, elle s’arrête sur le chemin entre la mer et la forêt pour avaler l’air en gorgées, à bout de souffle jusqu’à ce qu’elle voie un ver, un crabe, un courlis à long bec qui la détournent : quand elle enfonce son esprit dans un animal, sa propre respiration redevient normale. Le reste du temps, le corps d’enfant – de jeune fille – est une entrave. Mie ne le maîtrise pas.
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AUDRÉE WILHELMY

Audrée Wilhelmy est née à Cap-Rouge en 1985. Son œuvre lui a jusqu’alors valu de remporter le prix Sade 2015 et d’être finaliste pour de nombreuses distinctions : Prix littéraire des collégiens, Grand Prix du livre de Montréal, Prix des libraires du Québec, Prix littéraires du Gouverneur général du Canada, prix France-Québec.

Photo : Audrée Wilhelmy.

Roman / Collection : « Nomades » / Prix indicatif : 12,95 $

160 pages environ / 11x17,6cm / 978-2-7609-3698-0

En librairie le 25 août 2021

Également disponible au format numérique - ePub

 
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