GRANDE ENTREVUE
Entretien avec Marie-Hélène Larochelle par Pascal Brissette, son éditeur.
Pascal Brissette : Marie-Hélène Larochelle, tu es professeure de littérature à l’Université York de Toronto. Tu as publié en 2017 un premier roman, Daniil et Vanya (Québec-Amérique) et, avant cela, une demi-douzaine d’ouvrages critiques sur la monstruosité et la violence dans la littérature contemporaine. Pourrais-tu tout d’abord nous dire ce qui t’a conduite à l’écriture romanesque?
Marie-Hélène Larochelle : Écrire de la fiction est pour moi un prolongement de ma recherche universitaire portant sur la violence et la monstruosité. Les étapes préparatoires à l'écriture de fiction sont pour moi très similaires à celles qui mènent à l'écriture d'une monographie. Je commence par une recherche qui croisent les domaines du littéraire (qu'est-ce qui a déjà été écrit sur le sujet), de la sociologie, de la philosophie et l'actualité politique et artistique. La fiction est pour moi une façon de m'approprier, d'incarner, les sujets de recherche qui sont les miens. Je reste (malheureusement?) très universitaire dans mon écriture.
PB : Je suis un peu étonné de lire que tu fais ce travail « de recherche » en amont de l’écriture. Ce n’est pas quelque chose qui transparait dans ta prose. Tout au contraire, deux choses me frappent quand je te lis : ton sens du récit et l’omniprésence des sens. Mais on va y revenir. J’aimerais tout d’abord te donner l’occasion de résumer dans tes mots le livre que tu viens de publier chez Leméac, Je suis le courant la vase. De quoi est-il question exactement?
MHL : Le roman suit une nageuse et son équipe dans leur quotidien fait de performances, de discipline, mais aussi de déchéances, de désobéissances. Le projet de ce roman tient d'abord de l'actualité des dénonciations d'inconduites sexuelles dans le milieu du sport professionnel. Je dirais qu'il y a deux moteurs dans ce roman, l'un concerne le désir de performance et ses enjeux dans le milieu de la natation, l'autre explore l'élément liquide sous ses différents états, l'eau chlorée, vaseuse, océanique. La natation est centrale dans le roman, mais les ambitions, les attachements, les schémas de déception aussi qui se développent ne sont pas du tout exclusifs à la discipline.
PB : Tu parles de déception. J’aurais utilisé, pour ma part, le mot « manque ». Aucun personnage dans ton roman ne disserte sur les enjeux que tu évoques, personne ne les rationalise. Au contraire, tout passe par le corps, un corps qui semble toujours manquer de tout. De nourriture, pour commencer. Le corps de cette nageuse et de ses coéquipiers est toujours en manque, et ce qui y entre — de la bouillie de restes de frigo passé au Vitamix, pour l’essentiel — n’est pas exactement ragoûtant, en plus d’être visiblement insuffisant. Tes nageurs ont toujours faim et, à les voir aller en entraînement, on les comprend! Le manque est aussi visible au point de vue affectif. Il y a à la fois ce débordement d’amitié brutale qui s’exprime, chez tes nageurs, par des touchers et des prises de possession à la limite de l’acceptabilité, mais on ne parle pas là d’amour ni d’affection partagée. Enfin, il y a cet attachement pour le coach et pour ces rituels où il convie la narratrice et sans doute d’autres nageurs de l’équipe. Des rituels que la narratrice attend, espère, anticipe. Comment qualifier ce manque? Et de quoi manque-t-elle exactement? Des granules qu’il lui donne avant les rituels? De pouvoir enfin s’abandonner?
MHL : L’échec est au cœur du sport universitaire, professionnel. L’athlète, appelé sans arrêt à se dépasser, n’est jamais suffisant. Il lui manque toujours un détail pour atteindre la perfection, celle de la discipline, celle du corps. C’est une lutte dont on ne sort jamais gagnant quelle que soit la performance. J’ai voulu travailler ce sentiment qui habite, pour ne pas dire traumatise à jamais les sportifs. On reste marqué dans une certaine mesure. A un niveau identitaire, l’athlète est lui-même ce manque.
Le manque ensuite se décline. La nourriture est rationnée dans ma narration, les nageurs mangent sans arrêt et pourtant sont toujours affamés. C’est aussi une sensation commune chez les sportifs. Il est difficile d’équilibrer les calories dépensées à l’entrainement. Dans ce roman, on comprend que les restrictions vont aussi avec des excès — d’alcool, de drogues, de sexe — qui viennent compenser les exigences. La digue cède, souvent.
Le choix de la représentation de la natation implique aussi ses spécificités. La natation exige d’abord de composer avec un élément étranger contre lequel il faut lutter. Le nageur n’est pas un poisson, il lui manque les nageoires, les branchies, il doit composer avec ces déficits pour s’adapter à l’eau. La natation suppose aussi une nudité. Les maillots sont minuscules et ceux de compétition sont faits volontairement beaucoup trop petits, d’abord pour faciliter la performance, mais aussi pour contrer l’usure du chlore (au fil des entrainements le maillot se distant très rapidement, s’abîme). Entrer dans un maillot de bain neuf de compétition, particulièrement pour une fille, est une épreuve en soit! Cet uniforme suppose donc aussi un manque de protection, une visibilité, qui offre le corps à tous les regards, il faut aussi composer avec cette exposition. Une intimité du corps se crée, avec le coach, avec les autres équipiers, sans qu’elle soit désirée, simplement à cause des contraintes de l’uniforme lui-même.
PB : Est-ce vraiment l’uniforme qui crée l’intimité? Ces dernières années, on a pu suivre dans les médias des procès mettant en jeu des entraîneurs qui ont abusé de la confiance de leurs athlètes. L’histoire qui a fait couler le plus d’encre mettait en jeu un entraîneur de ski et ses « protégées »…
MHL : Tu as tout à fait raison. C’est cette actualité des dénonciations dans le milieu de la gymnastique et, au Québec, en ski qui a créé pour moi une urgence d’écrire ce roman. Les abus sont loin d’être spécifiques à une discipline ou un milieu. Ce que j’entends en parlant des maillots de bain c’est un ressenti dont j’ai fait l’expérience, une exposition du corps de la femme que je voulais traiter. Ce n’est pas nécessairement lié à des situations d’abus, mais à une composante unique de ce sport qui force une intimité avec les coéquipiers, avec l’entraineur, avec les spectateurs dans les gradins. C’est du moins une sensibilité que je reconnais, que je voulais approfondir. La pudeur est mise à l’épreuve avec la natation. J’ai travaillé ce sport parce que c’est celui que je connais, mais le projet était aussi de rejoindre des expériences multiples qui vont même bien au-delà des sports, qui touchent tous les milieux. J’espère que le discours que je propose pourra faire raisonner une politique plus large. Ce n’est pas le seul, mais c’est un des enjeux qui me tient à cœur.
PB : Parle-moi de l’écriture de ton roman. Et pour commencer: le contexte. Tu as toute une maisonnée, des enfants, un mari, des animaux, un job à temps plein, très plein. Quand trouves-tu le temps d’écrire, et dans quelles circonstances?
MHL : Ma maison est un zoo en effet! 4 enfants, 2 chats, 2 lapins, 1 python, des poissons, etc. Et, oui, je suis aussi professeure d’université, chercheure, directrice. Je suis venue à la fiction assez tard dans ma carrière, il y a quelques années seulement. Pour équilibrer ou calmer le quotidien, j’écris. Quand je n’y parviens pas, je couds, je bricole. L’écriture est pour moi une forme de méditation. Quand j’écris, le monde autour de moi se tait, je n’entends plus rien. J’écris un peu tous les jours une ou deux heures, quand je trouve le temps, en général le matin, à la maison ou au bureau selon les circonstances. J’écrirai ainsi une page ou deux par jour, rarement plus. J’écris de façon globalement linéaire, mais il m’arrive souvent de devoir revenir en arrière pour ajouter un chapitre, un passage, qui me permet de préciser un élément dans mon présent de l’écriture. Par exemple, dans Je suis le courant la vase, le personnage de Lace devient particulièrement important au milieu du roman. Je n’avais pas construit les premiers chapitres en la privilégiant, je n’avais pas appréhendé dès le début cette importance, il m’a fallu revenir en arrière et créer des passages pour amener cette cohérence. Je fais aussi des schémas pour me repérer et éviter d’écrire des incohérences. J’ai un cahier dans lequel par exemple j’ai dessiné le plan de l’appartement que partagent les filles de l’équipe, pour être certaine de ne pas inverser l’ordre des chambres ou mal positionner soudainement la salle de bain dans la narration.
MHL : J’ajoute à mon tour une question pour toi. Je sais que tu es un coureur, je ne sais pas si tu es un nageur. Le rapport à l’eau est en général assez tranché, on est à l’aise ou pas, dans l’eau. Dans quelle mesure, selon toi, le motif de la natation jouera sur le lectorat? Quel rapport as-tu entretenu avec l’eau à la lecture de ce roman?
PB : Ta question est amusante. Je ne t’en ai jamais parlé parce que, dans le travail que nous faisons ensemble, j’essaie de faire abstraction de ce que je suis et d’être entier dans le projet, ton projet. Or j’ai passé ma jeunesse et ma vie de jeune adulte dans l’eau. J’ai enseigné la natation et le sauvetage aquatique pendant près de vingt ans. J’ai vécu sur des bords de piscine et des bords de lacs, j’ai nagé dans toutes sortes d’eaux. Ton roman m’a ramené là. Aux aiguilles en croix qui marquent le temps, à l’odeur du chlore, aux douches pas propres, au sentiment de liberté et de puissance qui nous portent lorsqu’on est en accord avec l’eau, à l’angoisse aussi qui nous prend à la gorge lorsqu’on se sent couler. Je ne crois pas que tout le monde ait vécu des expériences aussi intenses et prolongées avec la natation, mais tout le monde a un rapport fort avec l’eau, et je crois que ton écriture très proche des sens ne peut manquer de toucher les lectrices et lecteurs de ton livre.
EXTRAIT
PRESSE
Dans ce roman qui valse entre le méchant et le touchant, on suit une nageuse au fil de ses courses et de ses compétitions dans le microcosme de l’Athletic Center, à Toronto. Les membres de l’équipe de natation se côtoient dans une intimité parfois malsaine où les failles de chacun sont autant de prétextes pour nager plus vite, plus fort, où tout est possible pour arriver à l’exploit sportif. Dérangeant.
— Julie Roy, L’actualité
Marie-Hélène Larochelle a une plume à couper le souffle. Nous sentons le texte s’entortiller autour de notre esprit, et le voilà qui nous tient, nous entraîne avec lui dans sa beauté mais aussi dans les affres plus dures qu’il souhaite nous montrer. […] Avec une habileté rare, Larochelle (ancienne nageuse élite) rend son histoire houleuse comme l’eau contre laquelle se bat sa protagoniste, nous fait sentir ce chlore, ces changements de température aqueux, ce goût de sel...
— Les libraires
Un récit inconfortable et dérangeant, dont la houle chlorée nous entraîne dans les abysses d’une noyade intérieure.
— Iris Gagnon-Paradis, La Presse
Vous aimerez le style de Je suis le courant la vase car la protagoniste s’exprimant à la première personne, on a tout de suite cette proximité avec le lecteur. C’est presque du documentaire tellement ça nous rappelle d’autres situations.
— Culturehebdo.com
Directe comme un crawl, l’écriture magistrale témoigne des liens intimes entre une femme-poisson et son élément naturel. Une vraie bombe littéraire.
— Laura Martin, Coup de pouce
Un récit houleux et sensoriel, qui explore, par le stoïcisme, la résignation, la négligence de personnages et de leur environnement, les anfractuosités de l’inconfort. […] Un roman qui dérange, incrusté de saleté, de douleurs, de fluides ; des cheveux, de la peau et des ongles rongés par le chlore, de la moisissure qui se répand, grattée d’un air distrait entre les céramiques de la piscine, des odeurs persistantes d’humidité, des haut-le-cœur déclenchés par l’épuisement, des maillots trop ajustés qui fendent les aines et les épaules.
★★★ 1/2
— Anne-Frédérique Hébert-Dolbec, Le Devoir
Un texte qui mérite qu’on y réfléchisse, qu’on s’y attarde, qu’on l’étudie.
— Miz Littérature
Je suis le courant la vase décrit l’envers de la compétition de haut niveau et sa culture «toxique», selon le vocabulaire du jour. Le corps de la narratrice, offert au regard de tous, devient «hybride» (p. 20); c’est à peine une chose, offerte à qui souhaite le prendre (désire serait trop fort). Son entraîneur la maltraite (l’agresse) dans un mélange de mysticisme et de contraintes techniques. Vaguement étudiante, sans que l’on sache dans quelle discipline, elle traverse le monde sans s’accrocher à quoi que ce soit, à peine quelques jouissances éphémères. Elle dérivera jusqu’à la fin, étrangère à elle-même.
Et pourtant on la suit.
— Benoît Melançon, L’Oreille tendue
Roman à peine fictif, dérangeant, dosé d'un flegme impavide, d'une sensualité toujours perceptible, où l'attrait de la récompense s'avère inexistant. Récit humain, terriblement humain jusqu'à la dépossession de cette humanité qui fait de l'être vivant un flambeau charnel qu'il porte lui-même à bout de bras exténué...
— Dominique Blondeau, Ma page littéraire
Un roman inquiétant, houleux, dont la vague nous fait graduellement dériver dans l’inconfort... et on en redemande !
— Marie-France Dutil-Bourassa / Les Libraires
Les Libraires craquent
Roman / Prix indicatif : 19,95 $
160 pages environ / 14 x 21,6 cm / ISBN : 978-2-7609-4859-4
En librairie le 17 février 2021
Également disponible au format numérique - ePub