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Une femme et un homme reçoivent par la poste des Mandats qu’ils doivent remplir chacun de leur côté et qui les mèneront, au fil des années, d’Istanbul à Toronto, de l’estuaire de la Corne d’Or à la rivière Kobechenonk. Ces commandes écrites leur permettront de faire la rencontre des créatures primordiales, qui les guideront dans leur recherche de vérité. À Istanbul, l’homme doit notamment rassembler sept mille livres sur les classes sociales. À Toronto, la femme doit enfanter un rejeton à l’âme millénaire, dans des souffrances elles aussi millénaires. Sur leur route, les protagonistes croiseront Devrim, l’enfant pousseur de chariot, une bibliothèque vivante, la Reine des Six, la Morte de la Forêt… Les trajectoires de leurs missions, d’abord parallèles, deviendront une seule aventure dans les mailles de la conscience contemporaine.

Créatures primordiales est une fable sur le début et la fin des étapes de la vie, comme autant d’épreuves que l’on doit franchir pour établir les fondations de notre identité. Les outils mis à la disposition des mandatés que nous sommes sont parfois bien cachés ou ne se révèlent qu’au moment opportun, in extremis.

Les premiers romans de Tassia Trifiatis-Tezgel – Judas, une plongée interdite dans la communauté hassidique de Montréal, et Mère-Grand, le cérémonial des adieux à une grand-mère adorée – avaient été remarqués pour leur écriture singulière, soutenue par une intelligence de la vie et une clairvoyance du quotidien. La voix de cette auteure allie avec gravité les sensibilités méditerranéenne et boréale, ce qui lui donne des accents littéraires uniques.

 

ENTREVUE AVEC TASSIA TRIFIATIS-TEZGEL

 
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Parlez-nous de la genèse de Créatures Primordiales.

La genèse de ce livre part en fait d’une question: “Quand sait-on que le temps est venu de partir… et donc d’arriver ailleurs?” Créatures Primordiales est une sorte de fable sur les arrivées et les départs de la vie. Et aussi sur ce qui se passe entre les deux. Il faut savoir lire dans le Temps afin d’arriver ou de partir au moment opportun et surtout, pour les bonnes raisons. Entre la grande arrivée humaine qui est la Naissance et le grand départ logé dans la Mort, il y a toutes sortes de petites allées et venues parsemant l’existence. Les déplacements géographiques, les changements dus à l'âge, aux occupations, aux états de l’esprit et du corps. Le départ d’une vie sans enfant vers une vie avec, par exemple. J’ai changé de pays deux fois, j’ai voyagé beaucoup, mais il n’est pas nécessaire de se rendre bien loin pour vivre des arrivées et des départs: parfois, ce sont les venues de nouveaux amis et les au revoir faits à certaines personnes, à des circonstances ou à des lieux familiers.

 
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Quel a été votre processus d’écriture pour ce nouveau roman?

Lorsque je suis partie pour la Turquie en 2011, c’était pour écrire ce livre. L’idée première des Créatures: une femme a comme mandat de mener une recherche à terme à Istanbul. Mais finalement, c’est un autre livre que j’ai écrit sur place: le récit de voyage Les Platanes d’Istanbul. Après 3 ans passés dans la mégapole, je suis venue m’établir à Toronto sans avoir terminé le roman. Et j’ai continué ma route. Sur cette route, ma protagoniste Sofronia a continué sa recherche elle aussi pour comprendre qu’elle n’avait pas pu la terminer à Istanbul. Les Créatures sont nées il y a 10 ans à mon arrivée à Istanbul alors que je ne savais pas encore qu’il se terminerait à Toronto. L’histoire a muté, s’est métamorphosée au rythme des fluctuations de la vie. Des personnages ont changé de noms et de quêtes. C’est en habitant à Toronto que j’ai compris que j’avais eu besoin des deux villes pour mener à terme les Créatures, d’où les deux parties du roman “Arrivées” et “Départs”. Lorsque j’ai recommencé à écrire les Créatures après la parution de mon récit de voyage, je me suis vite rendu compte que le reste du roman était dans mes nombreux cahiers de notes accumulés pendant mes années à Istanbul. J’ai donc ajouté les créatures stambouliotes aux créatures torontoises, et ensemble elles sont devenues primordiales.

 
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Y a-t-il une part autobiographique au livre?

Les grandes lignes le sont en quelques sortes… celles d’un départ pour Istanbul puis d’une arrivée à Toronto. La naissance d’un enfant aussi. La charpente du livre a été construite à même mes déplacements, mais jamais dans le but de partager un pan de ma vie. Ce livre pour moi est plutôt un microcosme des voyages humains, une fable sur la mouvance et des découvertes qui en découlent. L’autobiographie ou la biographie est un “écrit qui a pour objet l’histoire d’une vie particulière.” L’objet de mon livre n’est pas mon histoire. L’observation du microcosme de mes allées et venues dans le monde m'a porté vers l’écriture de ce livre, mais cette vie particulière qui est la mienne est plutôt une excuse pour écrire une parabole sur les créatures présentes en chacun de nous.

 
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Comment vous est venu le titre?

Le titre m’est venu d’un cadeau. Un livre que j’ai reçu peu avant mon départ pour Istanbul, alors que je ne savais même pas que je m’y rendais. Il était question de la question “des créatures primordiales” d’un point de vue archétypal, psychanalytique. Au fil des années, je me suis approprié la définition même de l’expression. Entre les arrivées et les départs, lorsqu’on n’a plus de repères et qu’on est loin de ce qui forge notre identité: que nous reste-t-il? À deux reprises et dans des endroits et circonstances différentes, ma protagoniste doit se repositionner dans le monde. Les créatures primordiales sont les outils nous permettant à parvenir à ce positionnement.

Si on enlève à une personne l’opportunité de vivre dans sa langue maternelle, dans les lieux qu’elle connaît, dans la culture dans laquelle elle se sent confortable, d’évoluer dans son champ de compétence, tout ce qu’on appelle l’identité… que reste-t-il?

Les créatures primordiales, c’est ce qui reste avec soi lorsqu’on est déracinés ou que l’on s’est déraciné. Ce qu’il reste de nous lorsque les repères premiers sont pour un instant introuvable. Mais sous les points identitaires “de surface”, il y a l’identité des grandes profondeurs, les créatures primordiales. Ces outils que nous choisissons pour nous bâtir et nous rebâtir autrement, peu importe, les sols.

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Où situeriez-vous ce livre dans votre parcours d’écrivaine?

Il faut demander au Temps: c’est lui qui le dira.

 

 EXTRAIT

Lorsque les Russes sont arrivés, la foule s’est élargie. Les portes claquaient au-dessus de ma tête : il n’y avait pas de maison pour moi. «La maison est en toi», me disait-on, et pendant ce temps, la foule montait et descendait. J’aurais aimé avoir un contenant distinct pour mettre ce moi censé être toit. Des jambes partout dans l’escalier : il m’était devenu facile de reconnaître les gens par le bas de leur corps. Nous habitions en bas, c’était comme une grotte. Eux passaient, en haut, sans cesse. Cela m’avait pris trois ans pour m’habituer au nombre de ceux d’en haut. En ajoutant les quatre Russes, désormais installés à côté, ça faisait déjà dix de trop. Deux mètres seulement séparaient les deux maisons. «Ma» porte était située sur le flanc. Elle était à la fois l’entrée principale du sous-sol et celle donnant directement chez les Russes. Les huit d’en haut descendaient au palier pour traverser ma porte et ainsi passer chez les Russes. Ces derniers aussi allaient et venaient. Surtout pour visiter ceux au deuxième étage, car je n’étais pas très accueillante. Parfois, je faisais semblant de ne pas être là ou de dormir et je me contentais d’apercevoir leurs pantalons et, dans leurs pantalons, leurs démarches. Il s’agissait parfois des Six et de leurs deux vieux, un à la fois, qui passaient de l’autre côté pour voir les petits enfants russes. Quelques pas à peine et ils y étaient. Entre les deux maisons, rien que quelques secondes, juste assez pour sentir la température qu’il faisait. Je voyais mon existence sous la maison de ces gens comme la métaphore que rien n’était mien. La porte d’entrée n’était pas ma porte et, même si elle avait été à moi, elle ne m’aurait pas appartenu. Dans ce sous-sol vivait aussi un petit garçon. Il s’agissait de «mon» fils, mais lui non plus ne m’appartenait pas. Pour survivre à ce Mandat, je me suis réfugiée dans le boisé qui se trouvait en face du hameau. J’allais chaque jour m’y promener. J’y ai fait la découverte de l’esprit d’une femme qui clairvoyait toutes créatures: la Morte de la Forêt. À chacune de mes excursions, elle se racontait à moi en écriture sans que je puisse la lire sur un support. Elle parlait l’éthérique, une langue que personne ne maîtrisait au hameau: «Tout autour, des bêtes de la nuit et du sol ainsi que des mots jamais entendus comme parturition, gemme, armoise, parulie et almandin. Pour toi, c’est beaucoup de mots et d’animaux et donc, en permanence, tu as peur. Dans le silence, tu entends un bruit, et dans le vacarme, le Néant. Plus tard, tu te rappelleras ton enfance comme une longue chanson triste résonnant en clair-obscur. Mais ici, dans ce village loin de ta tribu, les journées sont plus longues, et le soleil moins élévateur.»
 

PRESSE


Vous aimez le déroutant, alors vous êtes comme un addict au sucre dans une bonbonnière. Dire que nous avons aimé est un euphémisme. On a adoré.

— Culturehebdo.com


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TASSIA TRIFIATIS-TEZGEL

Née à Montréal en 1980 d’une mère québécoise et d’un père grec, Tassia Trifiatis-Tezgel détient une maîtrise en littérature comparée. Après un long séjour à Istanbul, elle s’est installée à Toronto, où elle travaille pour la radio de Radio-Canada. Son premier roman, Judas, est paru en 2007, suivi en 2010 de Mère-Grand, pour lequel elle a été finaliste aux Prix littéraires du Gouverneur général. Elle a également publié en 2018 un récit de voyage illustré par Caroline Lavergne, Les platanes d'Istanbul, paru aux Éditions du passage, et qui s'est vu décerné le Prix de la Société Alcuin dans la catégorie prose illustrée.

Photo : Rozenn Nicolle.

Roman / Prix indicatif : 20,95 $

160 pages environ / 14 x 21,6 cm / ISBN : 978-2-7609-4851-8

En librairie le 17 mars 2021

Également disponible au format numérique - ePub