L’écriture de ces fragments, intermittente, buissonnière, s’est échelonnée sur de nombreuses années. Amorcée bien avant la mort de ma mère, elle s’est poursuivie après, dans le deuil, au rythme de ses vagues et à mesure que des documents retrouvés, découverts parfois, la relançaient et la déplaçaient.

Ainsi s’ouvre ce registre des actifs et des passifs d’une vie, sous la plume d’une intellectuelle née non loin de Limoges, et venue au Québec il y a longtemps y terminer ses études et y prendre racine. En une soixantaine de textes brefs, Élisabeth Nardout-Lafarge dresse un inventaire de sa jeunesse française et de sa vie québécoise, des départs et des arrivées, de chagrins familiaux autour de la figure tutélaire de sa mère, dont elle est la fille unique.

 PRÉSENTATION

Dans Carnet d’inventaire, Élisabeth Nardout-Lafarge revisite les cycles de la vie, au fil de mots – « ancolies », « champignons », « dix-neuf ans », «Kateri Tekakwitha », « manifs », « maternité », « photos 3 (Merrimack, New Hampshire) », « tétanos et taupicine », « Ysengrin »... – retenu[s] pour [leur] pouvoir d’évocation de moments, de lieux, de personnes, sans égard à leur importance, laissant errer la mémoire et opérer la contrainte pour que s’établisse, dans le faux désordre de l’ordre alphabétique, la liste incomplète, lacunaire, de ce qui a compté.

À travers l’archivage intime et l’apparente retenue de cet exercice d’inventaire affleure une fine sensibilité, qui nous empoigne et nous entraîne en eaux profondes.


EXTRAIT

« HAINE

Zone à éviter. Autant que possible, ne pas en éprouver pour qui que ce soit tant, on le sait, la haine est un lien, et parmi les plus solides qu’on puisse nouer, actif, patient, persévérant. Préférer l’indifférence, la négation même, qui est tout aussi violente, plus peut-être, à cette obstination avec laquelle on s’attache à son désir de détruire de l’autre. S’efforcer tout autant de ne pas l’inspirer, au prix, parfois, des concessions, des compromis plus ou moins lourds que dicte la peur d’être haï et de ne pas pouvoir y faire face. C’est, j’imagine, la réaction des enfants qui ont vu très tôt les adultes se haïr devant eux. Comme pour bien d’autres choses, l’enseignement soigne (un peu) de cette peur en obligeant à l’affronter. Ce n’est pas vraiment à nous, bien sûr, qu’est destinée la haine qu’une classe peut soudain nous vouer, mais à ce que nous représentons, à ce qui est momentanément projeté sur nous, comme l’amour dont une classe – parfois la même – peut aussi nous gratifier, mais c’est dans notre corps que viennent se ficher les flèches. J’ai beaucoup voulu protéger mon fils de la haine, celle qu’on exerce et celle qu’on subit, l’une et l’autre également toxiques. Je n’ai pas pu, c’est, peut-être dans le « N » de son nom, le noir dont il faudra qu’il s’arrange seul. »
— Carnet d'inventaire, Élisabeth Nardout-Lafarge

ÉLISABETH NARDOUT-LAFARGE

Spécialiste de la littérature québécoise contemporaine, Élisabeth Nardout-Lafarge enseigne depuis 1990 au Département d’études françaises de l’Université de Montréal. Elle a notamment publié deux essais consacrés à Réjean Ducharme, dont elle a également préparé l’édition « Quarto » (Gallimard, 2022), ainsi que l’ouvrage de référence Histoire de la littérature québécoise, coétabli avec François Dumont et Michel Biron.

Photo : Martin Shank.

Récit / Prix indicatif : 26,95 $

248 pages environ / 14 x 21,6 cm / 978-2-7609-4914-0

En librairie le 22 février 2023

Également disponible au format numérique - ePub